Si la logique humaine repose sur un désir de liberté totale, celle-ci suppose l’intégration d’une morale solidement ancrée afin de n’impliquer personne d’autre que soi dans des agissements répondant à des impulsions dénuées de sens pour autrui. Les ordalies, plutôt classées de nos jours dans le registre de conduites à risques quasi-quotidiennes, notamment chez les adolescents, semblent échapper aux règles les plus élémentaires de civisme et de civilités. En d’autres termes, il s’agit d’une sorte de liberté d’indifférence.
Il est bien évident que tout passage à l’acte barbare, contre
une société et contre l’individu lui-même, est fatalement
déterminé par une cause. Cependant, le sujet qui exerce,
clame, impose, prône une sorte de libre-arbitre, défiant la
mesure, demande à être mis sous (haute) surveillance. N’en
déplaise aux adeptes du laxisme, ceux-là même qui semblent
ignorer le registre de la responsabilité qui fédère ou ceux
encore qui confondent individualisme et individuation.
Le terme ordalie renvoie au jugement divin, ordal signifiant
d’ailleurs, en anglais ancien, jugement. Ainsi, les individus
donnant à constater des comportements à type de conduites
autodestructrices, donc destructrices quoi qu’il en soit,
conduisent le psychanalyste à une seule et même considération
: un sentiment de toute-puissance chez ces sujets singuliers
qui présentent une jouissance à contrôler leur entourage, à exercer un pouvoir, une menace sur leurs proches et par voie
de conséquence, sur les anonymes !
Un moi sacrificiel
Une patiente me relatait que son fils, âgé de dix-sept ans à
l’époque, lui avait demandé de signer une décharge, puisqu’il était alors mineur, pour pratiquer un saut à l’élastique. La
mère refusa en expliquant au jeune homme qu’il lui suffisait
d’attendre douze mois, soit sa majorité, pour assumer en totalité
son désir, sans que cela engage la responsabilité de la
génitrice pour un acte inutile. Celui-ci devenu plus qu’adulte,
me dit-elle, n’a jamais sauté à l’élastique par la suite !
David Le Breton, auteur de Passion du risque (Paris, Métaillié), associe jusque dans le titre, de façon pertinente, le risque à la passion… Il parle d’« ordalie moderne » dans le sens où
l’inconscient, confondant la vie et la mort, à l’instar de la roulette
russe, s’illusionne sur une confusion qui découle d’une
béance interne : se servir du jeu pour menacer le je. Cette
façon d’ex-sister, au sens lacanien du terme, cherche à attirer
l’attention, à monopoliser le flux émotionnel de l’environnement, à jouir d’un plus qui sent à mille lieues l’hallucination.
Ainsi, la thèse de Le Breton implicite que la jeunesse d’aujourd’hui,
hyper protégée, hyper écoutée, hyper entendue,
hyper assistée (pour la plupart), va rechercher des limites
extrêmes afin de sortir d’un cocon qui l’étrique, qui la réduit,
qui l’étouffe. On retrouve dans les propos de ce professeur de
sociologie la marque du principe original de l’ordalie : en
quelque sorte, il s’agit là d’une sorte d’auto-bizutage qui tenterait
de déterminer si l’individu, aux prises avec des pratiques
démoniaques, est apte à supporter l’insupportable, c’est-à-dire
la vie. Cette passe d’un autre registre n’est pas sans rappeler
l’épreuve du feu, la scarification, l’immolation par offrande
du corps… Le moi sacrificiel, qui exclut la réalité du soma,
attribué à un autre dans un délire qui sépare l’esprit du corps,
se retrouve aussi chez le conducteur qui circule au volant de
sa voiture en état d’ébriété, chez l’ado qui justifie sa consommation
quotidienne de joints parce que ça le détend, chez le
toxicomane qui se donne en spectacle, voulant délivrer un
message (hermétique), se posant ainsi en Sauveur d’une planète – la nôtre – au mépris des conventions écologiques les
plus basiques. La liste est longue de ces conduites à risques
(souvent) « ordinaires » qui peuvent nous toucher insidieusement,
de surcroît, tout au long de l’existence. L’alcool si con-vivial qui coule volontiers à la moindre occasion, la cigarette
si séduisante qui se veut signe de ralliement tel un calumet
de la paix, les pilules du bonheur qui gomment (pour un
temps) les angoisses, les doutes, les mauvaises questions
(somme toute la réflexion), la TV réalité qui permet de trouver
qu’au fond on n’est pas si mal que ça et qui exige de faire
l’impasse sur ses propres attitudes à changer ou à transformer…
Voilà encore de quoi frémir lorsque l’on réalise que
tout ça, c’est l’Homme du XXIème siècle… Qu’est donc devenue
notre créativité et son potentiel d’adaptation ?
Les ordalies aujourd’hui ne seraient-elles alors que le triste
reflet d’une société en crise ?
Des adolescents fragilisés
Une société en crise est avant tout
une société qui se laisse manipuler par trop d’assistanat. Les
mass média divisées (les faibles et les forts, les opprimés et les
répressifs, les pauvres et les riches, les ignares et les intellos, les
pacifistes et les rebelles) ont de plus en plus de mal à prendre
conscience qu’elles se laissent dominer et affaiblir.
Tatouages, piercing, vont bon train. Le commerce s’en mêle,
les artistes donnent le ton, les psys se taisent… le plus souvent,
sauf s’il s’agit d’automutilations, cas auquel on veut bien
leur accorder un peu de crédit. Et encore… Faut-il rappeler
aussi que les ordalies sont intimement liées à la notion de
bande, donc de rituel ? Maryse Esterle-Medibel, éducatrice
de rue pendant une décennie, devenue docteur en sociologie et
chercheur au CNRS, dans son ouvrage La bande, le risque et
l’accident, décrit de façon objective les profils de ces sujets
délinquants, ces recalés de la vie, qui utilisent un processus de
déplacement pour recréer à leur manière une micro société
avec une hiérarchisation des valeurs, décalées – bien entendu – par rapport à un corpus humanisant. Rappelons ainsi que la
clochardisation connaît ses lois, ses règles, ses exclusions
inhérentes au groupe, comme un sens de l’honneur… Et si
aujourd’hui, dans un certain milieu, le vol s’appelle kleptomanie,
que fuyons-nous au point d’imaginer que les ordalies
ne concernent qu’une couche défavorisée de la population ?
Délinquants potentiels, chauffards en puissance, addictants plus ou moins camouflés quotidiens, il serait temps de réfléchir à ce que signifient ces états régressifs. Et si les bac – 7,
selon les statistiques, ont plus de risques de tomber dans des
pièges pernicieux, les bac + 7 n’y échappent pas non plus.
Pascal Hachet, psychologue, auteur entre autres de Peut-on
encore communiquer avec ses ados ? (Editions In Press),
insiste sur le fait que « le langage tisse du lien social ». Parlons-
nous suffisamment de ces agissements multiples diaboliques
qui deviennent banals dans la rubrique des faits divers
de nos journaux, tous confondus ? La réponse est contenue
dans les conclusions que donnent à leur ouvrage Patrice Huerre
et François Marty, Cannabis et adolescence, les liaisons
dangereuses (Albin Michel) : Les adolescents, disent-ils,
apprécient le statut ambigu du cannabis : produit limite entre
le festif et le nocif, entre le légal et l’illégal (selon les pays),
entre le bienfaisant (douleurs chroniques, sclérose en plaques)
et l’aggravant (en psychiatrie). Mais ce produit maintient une
aire d’illusion autour des adolescents fragilisés par leurs
troubles. À nous de leur faire comprendre que là où ils croient
disposer d’un espace de liberté, ils ne rencontrent que la dépendance…
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