chantal_calatayud

A lire : les livres et quelques articles
de Chantal Calatayud,
psychanalyste, didacticienne analytique,
auteur,
parus dans Psychanalyse magazine.

ouvrages-publications-chantal-calatayud-directrice-institut-psychanalyse-ifpa

 

Sur quelles bases se joue le registre du transfert ?


Françoise Dolto avait la réputation d’avoir une intuition phénoménale ; cette particularité faisait d’elle une psychanalyste éclairée et lui permettait, dans la cure, de mettre l’accent juste sur ce point nodal qui déconcerte le professionnel lui-même. Cependant, s’il est d’usage de dire que ce qui distingue deux professionnels d’une même discipline, c’est précisément une intuition plus ou moins développée et libérée, la règle analytique appelle quelques précisions.

 

Tout d’abord, l’intuition reste quelque chose de vague, de flou, qui peut nous égarer dans la mesure où cette qualité peut se voir perturbée par des projections ; effectivement, il s’agit-là d’affects personnels non liquidés, qui peuvent se voir attribués à un autre ; dans ce registre, tout le monde connaît le fameux c’est celui qui le dit qui l’est que les enfants utilisent lorsqu’ils se sentent agressés mais qui mérite bien des réserves !

Un principe de précautions
Sigmund Freud, conscient des conséquences négatives inhérentes à des attitudes potentiellement projectives, toujours possibles chez l’analyste, a apporté plusieurs recommandations incontournables, dont ce qu’il a appelé l’attention flottante. Il faut saisir ici la façon dont le psychanalyste doit entendre, puis écouter les productions langagières de son patient. De façon plus précise, l’analyste ne peut en aucun cas récupérer des éléments du discours de l’analysant en fonction de ses propres élans ou de ses désirs personnels. Des précautions sont pourtant à préciser car bien des charlatans s’approprient ce processus méthodologique par incompétence notoire et confondent flottante et somnolante ; ainsi, si Freud a fait de cette consigne un des axes spécifiques de la guidance de cure, il a apporté d’autres contraintes pratiques qui découlent du principe même de l’attention flottante et qui ne peuvent en aucun cas être ignorées du psychanalyste. D’une autre façon, il a demandé aux analystes de laisser toute réaction consciente qui conduit habituellement une conversation puisqu’une séance analytique, si elle appartient au monde de la communication, constitue un échange d’un type unique, échange qu’il faut maîtriser notamment grâce à un solide apport méthodique. Ces considérations amènent à préciser qu’il ne peut y avoir d’attention flottante chez l’analyste si celui-ci n’a pas fait lui même l’expérience d’une psychanalyse. C’est pourquoi le risque majeur d’une trop grande simplification de ce qu’est l’écoute de l’inconscient n’aboutirait qu’à renforcer de possibles analyses sauvages.

Le rôle du pare-excitations
Tout le monde sait aujourd’hui l’obligation pour le futur analyste de se faire analyser, même si quelques inconséquents en font l’impasse. Cette nécessité a pour sens de faire du professionnel de la psyché ni un juge, ni un censeur, ni un arbitre, pas plus qu’un complice ou un conseiller face aux passages à l’acte de l’analysant. D’autant que la rencontre de deux inconscients entraîne la mise en place de transferts. Ce terme s’entend précisément de façon ambivalente et renvoie, quoi qu’il en soit, à une notion de déplacement. C’est ainsi que la psychanalyse l’envisage d’ailleurs et comme on peut le constater, c’est-à-dire au sens le plus large. Pour saisir ce que le transfert signifie véritablement, il est utile de comprendre d’ores et déjà ce qui se passe dans l’inconscient du petit d’Homme dès sa conception, puis lors de sa venue au monde et tout au long des premières années de sa vie.
Pendant la période intra-utérine, l’embryon, puis le foetus, vit un état spécifique au plan inconscient qui n’a rien à voir avec la réalité telle que le raisonnement d’un individu l’envisage, la conçoit, l’aborde, l’appréhende de l’extérieur. Justement d’ailleurs parce que l’existence in utero n’offre d’aucune façon la possibilité de saisir ce qu’est l’extérieur, ce qu’est l’autre. Il faut savoir en tout premier lieu que la psychanalyse considère que l’enfant, pendant la gestation, présente la particularité de se vivre tout-puissant et maître de l’Univers. Il existe, à ce stade du développement précoce de la vie, un élément complexe qui justifie cette particularité, nommé le pare-excitations ; ce terme, utilisé par Freud, atteste du fonctionnement d’un processus psychophysiologique qui amoindrit les excitations qui viennent de l’extérieur pendant la grossesse. Ainsi peut-on dire que cette fonction a pour rôle d’atténuer les traumatismes psychologiques potentiels ou réels, notamment à type d’angoisses provenant par exemple d’une mère et/ou d’un père, voire de la famille ; ces possibles agressions involontaires, si elles n’étaient pas empêchées par le pare-excitations, détruiraient en totalité l’organisme en développement. Imaginons un bébé qui s’incarnerait dans un milieu familial où la mère a perdu son propre père alors qu’elle était elle-même un foetus de six mois : cette femme en devenir de maman pourrait développer, au fur et à mesure de l’évolution de la grossesse, une angoisse (de mort) qui atteindrait son paroxysme au sixième mois de gestation, compte tenu de cette période temporelle critique qui réactiverait le trauma lié au drame familial vécu quelques décennies auparavant ; le pare-excitations agirait alors comme une enveloppe protectrice, neutralisant en quelque sorte les angoisse de la mère.

La rupture d’un leurre
Cet état protégé des neuf premiers mois de la vie in utero de tout individu présente donc, de fait, un inconvénient majeur dans son corollaire inversé, à savoir la coupure avec le principe de réalité dans la mesure où la perception d’un monde indépendant de lui n’est pas accessible. Il faut attendre la naissance du bébé pour qu’une vraie réaction se passe grâce à cette toute première rencontre avec l’altérité. C’est Otto Rank, psychanalyste autrichien, qui a mis un accent essentiel sur ce qu’il a appelé, dès 1924, le traumatisme de la naissance. Ainsi, à ce moment précis, l’inconscient du petit d’Homme souffre-t-il de perdre son paradis ; il va alors ressentir pour la première fois une angoisse dite de dissociation. Cette angoisse, très particulière, qui sera la base de tous les mécanismes de défense qui jalonneront l’existence du sujet, se met en place à la suite de l’état unique que le bébé vient de quitter ; effectivement, le foetus a vécu tout au long de sa gestation un état de contenant-contenu où il était, inconsciemment, aussi bien le contenant que le contenu ; à ce stade de son développement, il ne faisait aucun distinguo entre lui, le cordon ombilical, le placenta, la paroi utérine et donc la mère. C’est en ce sens que la naissance, dans sa dimension psychogénétique, correspond à un épisode douloureux de la vie psychique de l’individu puisqu’elle l’amène à rompre ce leurre.

Une quête éperdue
En venant au monde, l’inconscient fantasme déjà ; il fantasme par voie de conséquence qu’il perd son état de contenant-contenu, qu’il devient donc un contenant-contenu qui a perdu son contenant, croyant ainsi qu’il perd une partie de lui-même. Toute sa vie, l’individu va rechercher cette partie perdue, voulant pour cela fusionner en permanence. De ce désir fou va jaillir progressivement la lente élaboration du transfert. Il faut dire, d’ailleurs, que l’inconscient va bénéficier et avoir à sa disposition, entre autres, des processus physiologiques inhérents à l’être humain et constitutifs de celui-ci, pour construire sa vie fantasmatique et sa vie transférentielle. Effectivement, l’enfant dès les premières heures de sa vie a de quoi imaginer qu’il peut encore se relier psychiquement à l’état de plénitude des neuf mois écoulés. Ainsi, le réflexe de succion l’amène-t-il à introjecter le sein maternel qu’il découvre fantasmatiquement en tant qu’objet grâce à ses perceptions, olfactives notamment. Attiré par une odeur qu’il connaît bien, il va suivre les contours du sein qu’il aborde donc comme une sphère, avant de se jeter goulûment sur le mamelon pour mieux le saisir. Très vite, il va ressentir ce que la mère éprouve mais il va s’emparer de cette réalité perceptive avec les moyens dont il dispose, les siens avant tout, qui sont encore à ce stade fort primaires. Son critère essentiel dans cette relation dite objectale reste sa propre satisfaction qu’il attribue à l’objet qu’il anime de fait dès lors de… sentiments. Il faut entendre par-là que si l’inconscient de ce petit être retrouve, grâce à la tétée, l’état de contenant-contenu qui le satisfait pleinement à l’aube de son existence, ce tout premier lien avec la mère, ce tout premier transfert, est assimilé à quelque chose de l’ordre du bon, du plaisir. Cet état libidinal lui permet de s’endormir apaisé, repu et de rêver… Son fonctionnement physiologique va cependant le sortir de cette béatitude, notamment en raison du processus de la digestion ; cette boule de lait que le bébé a absorbée subit une transformation. Les coliques du nourrisson surviennent, telle une agression venant de l’extérieur puisqu’elles entraînent des douleurs abdominales, en parallèle à un autre facteur agressif quasi-simultané : la faim ; celle-ci est à entendre pour un inconscient très jeune, immature, comme de l’ordre d’un envahissement par le vide. C’est ainsi, et on le comprend bien, que le clivage de l’objet, cher à Melanie Klein, en une coupure entre bon et mauvais, met en place comme une sorte de jugement à l’encontre de la mère-objet. De ces deux types de transfert, bon et mauvais, de cette alternance perceptive que l’inconscient engramme, découle ce que tout analysant restitue dans la cure : le transfert positif et le transfert négatif. Voici l’une des bases du travail analytique, possible de fait grâce à l’émergence de fixations infantiles qui, de par la spécificité de l’analyse, est ressentie avec un sentiment et un ressentiment présents. Freud décrit le transfert comme un des obstacles de la cure mais aussi ce qui en fait son intérêt, même si, comme il l’indique, le transfert entrait au service de la résistance. Il s’agit-là, de toute façon, de la seule communication encore possible pour que l’analysant quitte une histoire qui n’est ni véritablement la sienne, ni véritablement réelle, pour enfin acter sa vie… Ce seul principe de réalité n’est envisageable, bien entendu, qu’en raison des conditions mêmes de toute séance analytique qui frustre, qui castre, qui fait silence, qui oppose, au point que la position infantile de l’analysant s’exprime. N’oublions pas que le transfert et l’attention flottante ne convoquent qu’un seul type de patient-patient : l’enfant qui souffre d’être autre. Mais encore, et comme toujours, faut-il, pour que ces rendez-vous récurrents soient acceptables et acceptés, qu’une disposition au transfert pour l’analysant devienne, à la lumière de l’analyse, la base objective de la règle fondamentale.

> Lire d'autres articles