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A lire : les livres et quelques articles
de Chantal Calatayud,
psychanalyste, didacticienne analytique,
auteur,
parus dans Psychanalyse magazine.

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Non à l'humiliation !


Dans « Psychopathologie de la vie quotidienne », Sigmund Freud explique que les incidents, les rencontres, les méprises et autres maladresses, sont à interpréter comme des manifestations de l'inconscient : celui-ci ne travaille pas au hasard, sculptant ainsi le chemin de la vie mais parfois douloureusement et de façon injuste comme lorsqu’il y a humiliation…

Il fait très chaud en ce samedi après-midi de juillet lorsque j'arrive à la caisse d'un grand magasin de la banlieue avignonnaise pour régler mes achats. La climatisation ne parvient pas à me revivifier suffisamment et je suis si lasse que je laisse le soin à la caissière d'empaqueter dans du papier de soie la douzaine de verres achetés. Mes yeux flânent sans se poser vraiment. L'idée d'affronter la forte chaleur m'épuise mais mon attention finit par être attirée par le signal automatique de la caisse voisine, déclenché a priori par quelque client peu scrupuleux. La silhouette d'une frêle jeune femme se détache et je détourne pudiquement mon regard pour ne pas rajouter à la gêne de la présumée coupable. Elle semble expliquer à la caissière que rien ne justifie de la retenir ou de prévenir une autorité supérieure car elle n'a rien à se reprocher, elle n'a rien dérobé, la preuve en est son sac qu'elle se propose de déballer. Je réalise ainsi combien il doit être désagréable de démontrer sa bonne foi alors que l'employée ne peut qu'appliquer la consigne, que l'alarme s'acharne à se manifester et que le spectacle continue devant les curieux qui prennent un malin plaisir à persécuter visuellement la victime.
Instinctivement, je tourne à nouveau la tête en direction de la caisse maudite comme si j'étais attirée par l'intuition d'avoir déjà vu « l'accusée ». Le sac est maintenant sur le tapis roulant qui se trouve à l'arrêt ; c'est un pelochon Vuitton vidé de son contenu, maigre butin qui se résume en un portefeuille, un peigne, un échantillon de crème de beauté et des clefs...
Regardez, lance à l'assemblée cette touriste en casquette, tee-shirt et bermuda,  je déclenche la sonnerie même sans le sac...
Je dis touriste car l'accent n'est visiblement pas du coin et, alors qu'elle me regarde en m'apostrophant d'un Et qu'est-ce que je fais maintenant ?, je m'entends lui répondre : Eh bien partez... !
La caissière entre-temps avait abandonné les lieux pour téléphoner de l'accueil situé quelques mètres plus loin.
Je mets soudain un nom célèbre sur le visage de mon interlocutrice infortunée que je reconnais. Je la savais dans la région pour l'avoir lu quelques jours auparavant, comme par hasard, dans un article où elle expliquait une mésaventure sévère : des démêlés avec des gendarmes lui avaient valu son hospitalisation la veille d'un tournage, tant la rencontre avait été musclée ! Je lui demande si elle est bien Madame « X ». Elle me renvoie une réponse affirmative avec un joli sourire, tout à coup détendue. Nous sortons de l'établissement ensemble, elle m'assure qu'elle n'y remettra jamais plus les pieds ; je tente de lui expliquer sa malchance car l'accueil réservé y est toujours chaleureux...
Décidément, lui dis-je, le département ne vous réussit guère, à en croire les journaux...
C'est alors qu'elle me relate en détail son altercation violente des jours précédents et, en s'installant dans une décapotable, me décrit le traumatisme subi, tant psychique que physique... tout en se mettant à pleurer...
Ainsi la psychanalyse me poursuivait-elle jusque sur ce parking ingrat, bétonné, aux façades métalliques impersonnelles, que seules les enseignes aguichantes distinguent les unes des autres, mauvaise réplique des zones industrielles américaines. La lourde atmosphère ajoutait encore à cette scène surréaliste...
L'actrice apparaissant toujours en état de choc, j'essaie prudemment, et à la réflexion bien maladroitement, d'insinuer que son inconscient attire actuellement non innocemment des difficultés, tel un besoin de punition... Elle se ressaisit alors très vite, écourte la conversation comme si j'avais touché une corde sensible, me demande le chemin qu'elle doit prendre, verbalise en guise de salut un Vous êtes adorable, enclenche simultanément le démarreur pour disparaître dignement dans son cabriolet...
En repensant à la détresse, non feinte, de cette jeune femme, je me dis que décidément on peut faire preuve d'une attitude quasi xénophobique à l’intérieur de son département et j’imagine aisément le désappointement qui peut suivre lorsqu'un touriste de passage dans une région, à laquelle il accorde et son attention et son argent, reçoit un tel accueil ! Il est bien évident que chacun des antagonistes peut toujours y aller de sa version et tourner les choses à son avantage. Mais dans le cas de cette actrice, je puis assurer qu'elle ne simulait pas et quelle semblait en avoir gros sur le cœur.
Cette anecdote me ramène à mon adolescence où Gérard, un élève de cinquième, avait rendu un travail libre de xylographie. Sur sa modeste planche en bois, dont il avait brûlé soigneusement les contours pour l'embellir, il avait gravé avec application « Obéissez à vos conducteurs et ayez pour eux de la déférence ». Nous étions en 1960, dans un lycée laïc qui avait la réputation, comme beaucoup d'établissements de ce type à l'époque, de laïciser au sens littéral du terme, l'esprit dudit établissement… et des élèves !
Monsieur S., professeur de dessin et de travaux manuels, entre dans la classe, l’objet du délit à la main, l'œil des mauvais jours, le poil hirsute, sa grande blouse grise déboutonnée, claudiquant légèrement, séquelle pénible d'une poliomyélite qui avait le désavantage de l'avoir aigri à tout jamais, alors qu'à la réflexion il ne devait pas avoir atteint la trentaine.
Pauvre Gérard ! Je crois qu'il réalisa tout de suite, tout comme l'ensemble de la classe, qu'il avait commis l'irréparable. Je devinai, ce jour-là, au travers des propos baveux et sectaires de cet homme censé éduquer, ce qu'était la laïcité obtuse, dont le sectarisme bêtifiant s'infiltrait jusque dans son discours antipédagogique à souhait.
Rentrée chez moi, je racontai avec effroi le sermon de Monsieur S. dont je ne comprenais pas encore tout à fait le sens, trouvant la phrase de mon camarade plutôt significative d'une certaine propension à manier la flatterie. J'appris alors qu'il s'agissait d'un verset biblique et je découvris par la même occasion que la Bible pouvait avoir, dans certains cas, valeur d'explosif, ce qui ne manqua point de rajouter à mes interrogations...
Il m'arrive aujourd’hui de parcourir les Écritures et chaque fois que mon regard agrippe ce passage de l'épître de Jean, je bute, non pas sur le verset car chacun peut y prendre ce qu'il veut, mais sur cet épisode de la vie d'un collégien qui n'avait eu pour toute faiblesse qu'une savante application à vouloir bien faire.
Ainsi va la vie, avec son cortège d'incompréhensions, d'humiliations mais je réalise soudain pourquoi mon inconscient a attiré en ce jour d'été Madame « X »...
L'analyse a le pouvoir d'amener au conscient certains refoulements douloureux et j'avoue que si je n'ai jamais parlé, chez aucun de mes analystes, de Gérard, c'est tout simplement parce que j'avais incorporé sa souffrance de l'instant, pour ensuite la refouler car elle s'appelait exclusion et que l'exclusion me renvoyait alors à abandon...
La douleur de l'abandonnique sommeille, certes, mais peut se raviver brutalement, notamment lorsqu'une impression d'insécurité réactualise l'angoisse.
Selon les psychanalystes suisses Guex et Odier, la névrose d'abandon ne correspond pas toujours à un abandon vécu dans l'enfance. Par contre, ce type de névrose se manifeste souvent par une demande illimitée d'amour, jamais satisfaite et ainsi impossible à assouvir. S'y surajoute une difficulté à supporter la moindre frustration. La vie de l'abandonnique est d'autant plus difficile que l'angoisse permanente d'être abandonné se transforme, la plupart du temps, en agressivité ; le névrosé ne peut alors que vérifier et justifier ce qu'il redoute le plus : les autres le fuient...

 

 

 

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