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A lire : les livres et quelques articles
de Chantal Calatayud,
psychanalyste, didacticienne analytique,
auteur,
parus dans Psychanalyse magazine.

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La kleptomanie
ou la douleur de l'abandonnique


La kleptomanie est une compulsion qui consiste à voler sans nécessité pécuniaire et sans envie consciente de posséder l'objet élu. Le sujet obéit à cette impulsion bien qu'il essaie de ne pas céder à ce désir impérieux. Le kleptomane a recours à la cure analytique miné par les désagréments judiciaires qu'entraîne cette pathologie. L'observation de Françoise met en exergue le fait que l'objet choisi inconsciemment est symbolique d'un vide, d'un manque. La kleptomanie est à rattacher à la névrose d'abandon.

Sa secrétaire m'appelle pour prendre rendez-vous. La démarche commence mal... Françoise ne se déplace jamais. Qu'il s'agisse du médecin, du masseur, de l'esthéticienne, de la coiffeuse, j'en passe et des meilleures, tout s'exécute au « Château ». Valse hésitation pour moi, tiraillée entre mon envie de ne pas céder à ce qui semble être un caprice de plus et « l'obligation » d'accepter puisque mes coordonnées lui ont été données par un ami commun dont la secrétaire s'est recommandée... Le château est à l'image des exigences de Françoise. Tout semble féérie de conte de fées, Françoise itou, je le pressens : tennis, piscine, Porsche, chauffeur, cuisinière, toiles de maître, chien-chien à sa mémère qui me saute dessus et me salit de ses pattes terreuses, à la recherche de caresses dont tout semblerait supposer qu'il est frustré. Je suis accompagnée dans « le grand salon », vide de Françoise. Une employée fidèle m'apporte jus de fruits et fruits du verger, bienséance oblige, attention qui finit de m'exaspérer... Je ne puis que remercier, cette délicate attention n'en demeurant pas moins stratège... Le temps passe, je m'en prends à moi-même, j'ai dérogé à la règle la plus élémentaire de la psychanalyse : l'analyse doit coûter, non pas tant pécuniairement parlant, mais au sens de l'engagement.
L'employée se confond en excuses :
« Madame vient de m'appeler de sa voiture, elle a été retardée, elle n'est qu'à cinq minutes du château »...
Autant dire une demi-heure !
Et pourtant, je ne saisis pas la perche pour donner l'ultime leçon, verrouillée sur un canapé immense mais qui me permet d'apprécier le décorum : pas la moindre faute de goût, ce qui m'incite à penser que c'est du plus détestable effet. Je fais preuve d'une mauvaise foi totale, je suis agacée et pourtant – je saurais pourquoi plus tard – je persistais inconsciemment à vouloir rencontrer l'énigmatique Françoise...
Curieux comme l'attente dilue le réel...
Françoise fait son entrée, l'œil au « beurre noir » et je reste médusée, imaginant les plans les plus fous, allant du mari jaloux à la « cuite » déséquilibrante de la veille, simple racket ou raquette de tennis malencontreusement dirigée vers la face dans un revers maladroit. Françoise renvoie un charme indéniable malgré l'effet violacé qui irise la partie gauche du visage. Le regard bleu pervenche semble s'accommoder de cette harmonie de tons fortuite. Les pupilles sont mobiles, à l'image de la jeune femme qui virevolte beaucoup avant de se décider à se poser. Elle est confuse de son attitude incongrue et m'interroge quant à l'utilité d'une installation plus adéquate pour ce premier entretien. Elle opte finalement, sans même attendre ma réponse, pour un salon plus intime, moins sophistiqué qui lui « convient davantage ».
Décidément, et malgré l'enchaînement d'attitudes discutables, elle dégage un charisme qui pousse à remettre de la sagesse dans mes idées, pour finalement m'avouer que mon jugement anticipé méritait une bonne révision.
« C'est tout bête, Pierre, notre charmant Pierre, auquel j'ai fait quelques confidences, m'a chaleureusement parlé de vous. Je pense que vous pouvez m'aider »...
Et si seulement Pierre m'avait un peu aiguillée. Françoise inversait les rôles, attendant visiblement quelque chose de moi que je ne pouvais lui donner.
« Je ne sais si Pierre vous a expliqué ? »
Je hoche la tête en guise de réponse négative.
« Eh bien voilà »... (Elle allume nerveusement une cigarette, en m'ayant demandé au préalable si cela me dérangeait.)
« Eh bien voilà », poursuit-elle, « je suis kleptomane. Vous allez me dire que chez les gens riches on est kleptomane, chez les gens pauvres on vole ! »
N’ayant aucunement l'intention de faire de commentaire, je ne réponds rien. Elle enchaîne...
« La kleptomanie, Pierre m'a assuré que la psychanalyse pouvait m'aider... Alors... »
De quoi se mêle-t-il celui-là ? Je ne m'occupe pas de ses affaires, s'il laissait les miennes tranquilles... Cet agacement de ma part devient suspect. Je me ressaisis et au travers du discours mal à l'aise de Françoise, j'essaie de comprendre mes réactions, non seulement antianalytiques qui se bousculent depuis mon arrivée, mais si étrangères de moi à l'accoutumée...
Françoise insiste :
« Vous avez déjà guéri des kleptomanes ? »
Je n'aime pas ce terme. Qu'est-ce au juste que guérir ? En analyse, c'est l'inconscient de l'analysant qui décide d'arrêter ou non de se punir. Je formule cette réponse maladroitement, je le sens. Depuis le début de cet entretien préliminaire, je résiste. Je dois impérativement sortir de cette résistance, qui n'est en fait que le produit de l'inconscient de Françoise, puisqu'il n'y a qu'un seul inconscient en analyse, celui de l'analysant.
Je sais que mes explications succinctes et trop théoriques ne la satisfont pas et je m'entends lui développer soudain ce qu'est la règle analytique : l'analysant doit faire la démarche, il doit se diriger vers l'analyste et non pas l'inverse. Si mon profil professionnel lui convient, elle devra se déplacer. Françoise acquiesce sans aucune difficulté, malgré l'enchaînement illogique de mes propos. En réalité, elle attendait inconsciemment que je la conduise et la libère du rôle dirigiste dont elle s'est investie toute sa vie. En quelque sorte, il lui fallait du répondant.
Je retrouve ainsi une anecdote que Carl Gustav Jung rapporte dans son livre « Ma vie » dans lequel il relate qu'un ami médecin lui a adressé l'une de ses patientes qui a la fâcheuse habitude de gifler tout le monde. L'entretien se déroule normalement jusqu'au moment où la dame, exaspérée par une interprétation de Jung, se lève pour le gifler. Il se lève à son tour, et lui dit :
« Ladies first ! Après ce sera mon tour ! ». Il ajoute : « Et telle était mon intention. Elle retomba dans son fauteuil effondrée car, dit-elle, personne ne lui avait jamais parlé de la sorte »…
Il est bien évident que cette position de dominée que j'avais occupée en me rendant à domicile ne pouvait permettre un travail sérieux, si ce n'est l'entretien de la névrose de Françoise.
Contrairement à notre première rencontre qui avait été placée sous le signe du retard, Françoise est toujours d'une ponctualité exemplaire, tout en faisant preuve manifeste d'une coopération appréciable. L'œil a repris son aspect habituel, les rides d'expression témoignent d'une malice évidente, malice qui se glisse, s'infiltre et se vérifie à la moindre occasion.
« Je ne vous ai pas raconté mon coquard et pourtant, c'est ce qui a déclenché ma décision de consulter. Trois accidents de voiture en moins d'un an, c'est plutôt kamikaze. Je me pose des questions. Je crois que Freud insiste sur le fait que le hasard n'existe pas. J'ai l'impression de vouloir payer quelque chose ou tout simplement de m'abîmer. »
L'énigme, quant à l’œil, était donc levée, qui allait permettre d'autres levées qui, comme à chaque fois que la détresse met l'individu en difficulté, amènerait la libération au travers de l'identité vraie retrouvée. Car la kleptomanie n'allait pas du tout à Françoise, pas plus que Françoise n'allait à la kleptomanie...
« Comme d'autres ne résistent pas à la vue tentatrice d'éclairs au chocolat, je sens une pulsion monter en moi qui glisse pernicieusement le long de mon bras, chatouille irrésistiblement mes doigts, tels des pinces qui ne m'appartiennent plus et alors, je dérobe, avec une peur délicieuse au ventre, l'objet de ma convoitise. J'ai une prédilection pour le maquillage mais je peux céder aux parades des stylos qui attisent mon regard et s'offrent malicieusement à moi, m'interdisant toute possibilité de renoncement. »
J'avais déjà rencontré des kleptomanes en désir de guérison, mais la kleptomanie mise en mots de cette façon, je découvrais et, étant donné la jouissance du processus ainsi poétisé, je me demandais quel accès suffisamment habile pourrait permettre de débusquer le piège. Raconté de cette façon, le symptôme devenait « mille et une nuits » mais nous étions en psychanalyse et non pas à un spectacle pour enfants.
Et pourtant, Françoise, et là était le drame, avait gardé son âme d'enfant. La brèche s'ouvrait doucement, laissant envisager la pire des douleurs.
« Quand Marine est morte... »
Mais qui était Marine ?
« Marine était une adorable petite fille de quatre ans que mon mari et moi avions désirée de tout notre amour et qui nous a quittés il y a plusieurs années déjà. Elle s'est noyée... »
Elle éclate en sanglots. Le deuil la ronge et ne la laisse pas en paix. Sa mère a perdu une fille de quatorze ans, sa tante maternelle a perdu une enfant de trois mois, sa grand-mère maternelle a mis au monde des jumelles qui n'ont vécu que quelques jours. Et je présume, puisque Françoise ne savait pas depuis quand remontait cette pénible « fatalité », que d'autres mères de cette branche filiale avaient connu le même arrachement...
Dès ce jour, l'attitude analytique de Françoise se modifia ; elle laissait tomber peu à peu son masque défensif et prenait confiance parallèlement en elle et en moi.
La kleptomanie, comme toujours dans ces cas-là, passa au second rang et un travail énorme sur l'identité permit aux fréquences compulsives de Françoise de s'estomper.
« Quand je pense que je vole et que je détruis mon butin systématiquement après des crises de culpabilité immense ! Je m'autopardonne en donnant des petites fortunes à la paroisse. Je peux donner sans compter pour me faire pardonner... »
La voie royale s'ouvrait... Cette soif de posséder, de remettre à l'intérieur d'elle comme pour mieux protéger, sorte de possession protectrice, s'évaporait...
En cette veille de Pâques, Françoise arrive d'une messe qu'elle fait toujours donner à la mémoire de sa fille disparue. Elle parle sans émotion et me raconte alors son mari, quasiment absent jusque-là de ses propos.
J'avais appris entre temps qu'il appartenait au milieu du « show-biz ». Elle me l'avait caché longtemps, l'appelant par son prénom civil, ce qui ne pouvait laisser deviner qui il était en réalité, d'autant qu'il est connu professionnellement sous un pseudonyme. Pierre avait respecté la consigne de Françoise puisqu'il n'était pas allé jusqu'à me dévoiler l'identité vraie de cet homme car elle craignait, tout au début, que la célébrité de son mari influençât mes interventions. Elle s'en excusa plus tard, toujours soucieuse qu'elle est de remettre les choses à leur juste place.
Leur mariage avait tardé, la naissance du bébé avait mené à l'officialisation de l'union, Françoise se savait trompée mais partait du principe que la profession de son époux favorisait les choses. Elle ne semblait pas en souffrir, s'étant fait une raison, comme l'on dit.
Cela semblait sincère. Par contre, elle vivait très mal les absences de son conjoint. Elle avait maintenant envie que je le rencontre et, ironiquement, me dit qu'il serait plus à l'aise autour d'une table que dans un cabinet de « psy » ! Le repas aurait lieu, si je le voulais bien, au château et cette fois-ci je m'y rendis volontiers...
Françoise est radieuse, impeccable comme toujours dans le choix de ses vêtements, collégienne dans ses élans affectifs réservés à son mari et alors que tout semble les démarquer, ils symbolisent la magie de l'amour. À aucun moment, il ne fait allusion à son métier, semble s'oublier pour diriger les feux de la rampe sur Françoise qu'il estime transformée.
« Je savais qu'elle s'en sortirait »... dit-il sur un ton de conviction qui agace Françoise.
« Cette phrase de toi, je l'ai attendue des années durant et tu la déposes maintenant que je n'en ai plus besoin »...
Ils n'avaient jamais plus parlé de Marine depuis sa disparition et la suite de la conversation ouvrait sur les non-dits qui avaient aggravé l'état structural de Françoise. Mais il avait été dans l'impossibilité de le faire lui aussi, car même s'il s'étourdissait dans la spirale de son métier, la souffrance demeurait.
« Nous avons hésité à avoir un autre enfant et Françoise était trop angoissée pour affronter encore des problèmes toujours possibles avec les gamins »...
Dommage, dommage, pensai-je, non pas que la venue d'un autre enfant soit à envisager comme réparatrice de la disparition du premier mais dans le cas de Françoise, son comportement aurait pu en être modifié positivement, histoire d'arrêter la fatalité familiale.
En fait, en les voyant évoluer côte à côte, je trouvai qu'ils ressemblaient à deux adolescents sur lesquels le temps ne semblait pas avoir d'emprise. Il est certain qu'ils devront encore grandir... Ce couple s'est sédimenté au travers d'une douleur, le liant névrotiquement. Il leur reste à saisir que le bonheur existe exempt de souffrance et que la souffrance n'est qu'un pis-aller dans la progression de l'Homme.

 

*Tous les prénoms de cette observation ont été volontairement changés par respect du secret professionnel.

 

 

 

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